L’histoire de l’India Pale Ale est remplie de légendes, et il est fort possible que les lignes ci-dessous viendront contredire certaines certitudes que vous aviez sur son compte jusqu’alors. Le récit que nous connaissons tous raconte que l’IPA est une bière fortement houblonnée qui a été inventée par les brasseurs anglais au 18e siècle afin de résister au long voyage en mer entre l’Angleterre et ses colonies indiennes. Seulement voilà… Les recherches effectuées ces dernières années tendent à prouver que cette histoire ne serait qu’un mythe. Rassurez-vous, la véritable histoire de l’IPA n’en reste pas moins fascinante.
Notre récit débute à Londres le 31 décembre 1600, jour de la création de la ‘Compagnie britannique des Indes orientales’. Cette entreprise commerciale adoubée par la reine Élisabeth 1ere d’Angleterre et destinée à conquérir ’les Indes’ va jouer un rôle central dans
la création de l’Inde britannique en 1757. Surtout, elle va avoir un rôle essentiel dans l’histoire qui nous intéresse ici. L’activité très lucrative de la compagnie consistait à récupérer des marchandises en Inde pour les vendre sur le marché anglais. Seulement voilà… Les quelques 70 bateaux qui constituaient sa flotte effectuaient bien souvent le trajet retour à vide. Les officiers furent donc autorisés à remplir les cales de leurs navires avec des marchandises anglaises qu’ils étaient libres de vendre en Inde sans s’acquitter de la moindre taxe.
Les publicités et journaux de l’époque nous révèlent que les bières anglaises commencèrent ainsi à apparaître timidement en Inde vers les années 1710, avant que le brasseur George Hodgson ne provoque définitivement leur essor en inaugurant en 1752 la ‘Bow Brewery’ à seulement 3 kilomètres des quais de la ‘Compagnie britannique des Indes orientales’. Fin négociateur, George Hodgson va proposer aux officiers de la compagnie de leur fournir des bières à des conditions très avantageuses (via un système de crédit qui leur permettait de payer les bières une fois qu’elles avaient été vendues en Inde). Un vrai coup de maître qui va permettre au brasseur d’acquérir le quasi-monopole de l’exportation de la bière en Inde jusqu’au début des années 1800. À l’époque, Hodgson brassait principalement des Porter, et contrairement à une idée très répandue aujourd’hui, la bière forte et houblonnée n’était pas la seule bière susceptible de résister au long voyage de 4 à 6 mois en mer, comme en attestent les publicités parues à l’époque dans la ‘Calcutta Gazette’ faisant la promotion de bières brunes (Porter, Stout) et d’un style de bière au nom énigmatique : l’October Beer. Aucune trace alors de la moindre ‘India Pale Ale’…
À la recherche de la première IPA
En raison notamment de l’absence de réfrigération et de l’impossibilité de conserver convenablement les matières premières, le brassage fut longtemps une activité saisonnière qui débutait généralement en octobre pour se terminer en avril. Les premières bières de la saison étaient baptisées ’October Beer’ car brassées au mois d’octobre en utilisant houblon et malt pâle fraîchement récoltés. La bière subissait une fermentation primaire avant d’être vieillie en barriques de chêne pendant généralement 2 ans au cours desquels la bière subissait une refermentation provoquée par les levures sauvages présents dans le bois. Cela peut paraître saugrenu aujourd’hui, mais l’une des étapes clés du brassage de l’IPA était alors cette phase de vieillissement ! Le processus permettait en effet d’adoucir considérablement l’amertume initiale de la bière et d’équilibrer ses arômes. Les registres de brassage de l’époque indiquent que la bière contenue dans les fûts était dégustée périodiquement pour s’assurer de sa qualité, et que les brasseurs avaient pour habitude de verser des cônes de houblon dans les barriques pour aider à la stabilité et à la clarification de la bière. Déjà à cette époque, le houblonnage à cru était incontournable !
On peut raisonnablement affirmer que la première bière pâle à avoir été transportée en grande quantité vers l’Inde fut la ‘Hodgson’s Pale Ale’, dont une publicité parue dans la ‘Calcutta Gazette’ affirmera plus tard qu’elle était ‘la meilleure October Beer‘. Bien évidemment, cette bière mythique fera l’objet de nombreuses recherches mais la destruction de la ‘Bow Brewery’ en 1933 a entraîné avec elle la disparition de tous ses secrets de brassage. Cependant, les historiens ont émis de sérieuses théories sur le profil de cette bière, en se référant notamment aux manuels de brassage, publicités et commentaires de dégustation de l’époque : elle était, semble-t-il, brassée avec 100 % de malt pâle et des houblons du Kent (sud-est de Londres), possédait une robe épaisse et des arômes à la fois acidulés et excessivement amers. Quant à son taux d’alcool, il se situait autour de 6,5 %, ce qui en faisait une bière relativement légère pour l’époque.
Contrairement aux idées reçues, la première IPA envoyée en Inde n’était donc pas une bière inventée spécifiquement pour l’exportation mais une ‘October Beer’ conçue de la manière la plus traditionnelle… à un détail près : elle était expédiée en Inde après seulement un an de vieillissement, au lieu des 2 ans habituels. Elle terminait donc sa maturation au cours du voyage en mer.
L’énigme du voyage en mer
Le mystère entourant la refermentation de l’IPA en barriques est un sujet qui suscite bon nombre de débats, d’autant que cette fermentation secondaire participait à donner à la bière son caractère unique. Les premières expéditions de bière vers l’Inde furent contrariées par l’explosion de fûts et de bouteilles dans les cales, de telle sorte que les brasseurs s’assurèrent par la suite que la bière était relativement plate lors du chargement des navires à Londres. Pourtant, quand elle arrivait en Inde, la bière était étrangement redevenue pétillante ! De toute évidence, une fermentation secondaire s’opérait pendant le voyage sous l’influence des levures Brettanomyces présentes dans le bois (cette théorie sera confirmée par les travaux du chercheur N. Hjelte Claussen en 1904). Mais il restait encore un mystère à élucider : quelle étrange alchimie se créait au cours du voyage en bateau pour que la bière mûrisse de la sorte et dévoile des arômes insoupçonnés ? Était-ce lié aux remous des vagues ? À la chaleur étouffante des cales du bateau ? Pour beaucoup d’experts, le mystère de l’IPA s’apparente à celui du Madère, ce vin liquoreux originaire de l’archipel portugais du même nom dont on découvrit par hasard que les barriques destinées à l’exportation avaient un meilleur goût que les barriques restées sur l’île. Sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, le voyage en bateau accélérait le processus de maturation et permettait au Madère de révéler des arômes inattendus. À défaut de maîtriser le fonctionnement des levures, de l’infection bactérienne et de la maturation en mer, les brasseurs avaient en revanche compris l’importance fondamentale de l’eau de brassage. Et la bière de George Hodgson va en faire les frais.
Histoire d’eau
Si Hodgson avait établi la norme des IPA, sa ‘Hodgson’s Pale Ale’ souffrait de défauts majeurs. Elle était notamment critiquée pour son aspect boueux, et pour cause… L’eau de Londres était relativement pauvre en calcium, ce qui la destinait davantage au brassage des bières foncées et compliquait énormément le processus de clarification. À l’époque, la composition de l’eau d’une ville avait un impact primordial sur le développement d’un style de bière (les brasseurs apprendront à modifier le profil de l’eau qu’à partir de la fin du 19ème siècle). Ce n’était pas un hasard si la Guinness n’était pas brassée à Pilsen, et que la Pils n’était pas conçue à Dublin !
Enfin, la brasserie de Hodgson était également critiquée pour l’instabilité de ses bières à leur arrivée en Inde… alors que celles qui étaient brassées au même moment dans la ville de Burton-on-Trent et destinées au marché russe jouissaient d’une excellente stabilité. Sans que personne ne comprenne vraiment pourquoi, cette petite ville du centre de l’Angleterre fournissait une eau de brassage qui fut longtemps qualifiée de ‘spéciale’. Force est de constater que les bières brassées à Burton voyageaient beaucoup mieux que celles des autres régions. On comprendra bien des années plus tard que les niveaux élevés de calcium et de sulfate dans l’eau de Burton favorisaient la stabilité microbiologique et la rendaient idéale pour le brassage des bières claires et amères.
Alerté par la renommée des brasseries de Burton-on-Trent, le directeur de la ‘Compagnie britannique des Indes orientales’ va décider en 1821 d’envoyer une bouteille de ‘Hodgson’s Pale Ale’ au plus puissant brasseur de la ville (Samuel Allsopp) en le mettant au défi de brasser une bière similaire. Deux ans plus tard, Allsopp expédiait sa première IPA en Inde, avant que deux autres brasseries de la ville (‘Salt‘ et ‘Bass’) ne lui emboîtent le pas. Pendant près de 10 ans, les brasseurs de Burton vont perfectionner leurs recettes et processus de brassage pour parvenir à dépasser le goût de la bière londonienne de Hodgson. L’IPA brassée à Burton-on-Trent utilisait notamment un malt extra pâle qui lui donnait une apparence cristalline. Elle possédait une amertume puissante (70 IBU), combinée à un taux d’alcool moyen (entre 6 et 7%). À partir des années 1830, le marché de l’IPA était désormais dominé par trois brasseries de Burton : ‘Allsopp’, ‘Salt’ et ‘Bass’.
Retour à l’envoyeur
La majorité des IPA brassée en Angleterre fut longtemps destinée au marché indien. Mais à partir de 1840, l’IPA devint subitement très populaire dans son pays d’origine, alors que les activités d’exportation commençaient dans le même temps à décliner. L’intérêt soudain des Anglais pour l’IPA a fait l’objet de nombreuses théories. L’une d’elles raconte que le naufrage d’un navire transportant des fûts de bière au large de Liverpool en 1839 aurait permis au public anglais de découvrir et d’adopter cette bière qui ne leur était initialement pas destinée. D’autres théories prennent au contraire pour point de départ l’augmentation du niveau de vie des classes moyennes qui permettait à l’IPA d’être plus accessible. Enfin, certaines hypothèses évoquent l’amélioration de la qualité du produit (liée aux progrès de la science brassicole) ou l’évolution de son image (la bière était devenue claire et pétillante comme du champagne. Elle était même louée par les médecins pour ses vertus fortifiantes !). En quelques années, l’IPA devint la boisson phare des classes moyennes supérieures. La production de bière à Burton-on-Trent passa ainsi de 300.000 à plus de 3 millions de fûts par an entre 1850 et 1880, faisant de cette petite ville de 10.000 habitants l’une des capitales mondiales de la bière. Cet engouement pour l’IPA ne sera malheureusement que de courte durée.
Une défaite au goût… amer
À la fin du XIXe siècle, des campagnes de lutte contre l’alcool et la taxation des boissons incitèrent les brasseurs à produire des bières moins alcoolisées, et l’IPA brassée pour le marché anglais finit par évoluer vers une version moins houblonnée, moins alcoolisée et exempte de vieillissement. Privée ainsi de ce qui faisait sa spécificité, l’IPA subit de plein fouet la popularité croissante des bières de fermentation basse que sont la Pilsner tchèque et la Helles allemande. Grâce au développement de la réfrigération industrielle, les Lagers furent produites toute l’année, notamment dans les pays chauds où le brassage de la bière était autrefois inenvisageable.
Entre 1888 et 1900, alors que l’Angleterre souffrait d’une récession économique, la ville de Burton-on-Trent perdit un tiers de ses brasseries, et les rescapées n’avaient pas d’autres choix que de proposer des Pale Ale et Bitter dont le faible houblonnage et le faible taux d’alcool leur permettaient de réaliser les meilleures marges de vente.
L’IPA continua à être brassée au cours des années 1900, mais toutes les brasseries avaient décidé d’apporter des modifications à la recette originale de telle sorte que les nouvelles IPA n’avaient plus aucune ressemblance avec l’illustre IPA du siècle précédent. Toutes les brasseries… sauf une ! La ‘Ballantine Brewery’ de Newark (États-Unis) apparaissait alors comme une véritable anomalie dans l’industrie américaine dominée par les Lager, puisque la brasserie de l’écossais Peter Ballantine continuait à perpétuer la tradition en brassant une IPA via la recette et les méthodes de brassage traditionnelles des années 1800. Hissée au statut d’IPA légendaire par de nombreux amateurs de bière jusqu’à sa disparition en 1996, la ‘Ballantine IPA’ aura influencé de nombreux pionniers de la révolution craft aux États-Unis, à commencer par un étudiant de l’université de Stanford baptisé Fritz Maytag. Le jeune homme va se mettre en tête de racheter une brasserie de San Francisco au bord de la faillite en hypothéquant toutes les économies familiales : la très vieillissante brasserie ‘Anchor’ fondée en 1896. Fasciné par l’histoire de la bière et par les procédés de brassages historiques, Maytag va parcourir le Vieux Continent à la recherche de vieux manuels européens de brassage remplis de styles anciens à exhumer. En début d’année 1975, il va créer l’événement en mettant sur le marché une Pale Ale qui contenait davantage de houblon qu’aucune autre bière de l’époque : la ‘Liberty Ale’, brassée avec une nouvelle variété de houblon américain baptisé Cascade et utilisé en quantité massive à la fois à l’ébullition (pour l’amertume) et après la fermentation (pour l’aromatique). Véritable OVNI sur la scène brassicole de l’époque, la bière sera vivement critiquée pour son amertume. Mais peu importe. La bière dégageait des flaveurs qu’aucun Américain n’avait jamais ressenties jusqu’alors. Le renouveau de l’IPA était lancé. Et il allait engendrer avec lui un véritable raz-de-marais.
Pour en savoir plus (livres disponibles en langue anglaise) :
- IPA : Brewing Techniques, Recipes and the Evolution of India Pale Ale (Mitch Steele)
- IPA : A legend in our time (Roger Protz)
- Hops and Glory (Pete Brown)